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L’opérateur cognitif de jugement & la construction du vécu psychologique des évènements

Dernière mise à jour : 12 janv. 2022


La philosophie stoïcienne nous surprend dans sa singulière originalité de remettre en cause une supposée existence intrinsèque, dans le monde, de choses qui seraient en elles-mêmes des maux. Maux dont nous ne pourrions que souffrir psychologiquement. Le sage est en effet celui qui a compris, mais surtout mis en pratique, le fait qu’il n’y a de mal que de mal moral selon l’expression stoïcienne ; c’est-à-dire que d’adhésions illusoires en des jugements de valeurs projetés sur les évènements et me donnant à penser qu’ils sont des maux dont je ne puis que mécaniquement pâtir. Cette idée est développée dans le présent texte qui s’appuie avec bonheur, pour une partie de ses idées, sur l’extraordinaire travail académique de Pierre Hadot (2005), récemment décédé, livré dans son œuvre « Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle ».



I) L’opérateur cognitif de jugement & la construction du vécu psychologique des évènements


Les jugements sont l’opérateur cognitif de la construction interprétative des évènements

· Pour les stoïciens, les sensations somatiques (αισθησις, aisthésis) sont un processus corporel passif via lequel l’impression d’un objet de perception parvient à la partie directrice de l’âme (εγεμονικον, hégémonikon) et y produit une image mentale « brute » : la représentation (φαντασια, phantasia) première ; exemple : la production de l’image mentale sonore d’un coup de tonnerre, d’un éboulement.

· Le jugement (υποληψις, upolêpsis) est, quant à lui, un discours intérieur actif, dans cette même partie directrice de l’âme, décrétant l’interprétation, le sens de l’objet : « voici comment il convient de le penser selon moi ».

· Diogène Laërce (Stoïciens, 49) résume : « La représentation vient d’abord, puis la réflexion (διανοα, dianoia) qui énonce ce qu’elle éprouve du fait de la représentation et l’exprime par le discours ».


Les jugements sont composés de catégories construites de pensée

· Les jugements sont des discours intérieurs activement attribués aux objets de perception.

· Analysés dans le référentiel de la logique formelle, les jugements sont des catégories de pensée, briques élémentaires de la pensée, de deux types : des arguments (« O »), objets de pensée, et des prédicats (« P(…) ») s’appliquant à ces objets de pensée. Ces « tags mentaux » segmentent, structurent et ainsi façonnent notre lecture interprétative du monde, que nous nous mettons alors sans ambages à croire être la réalité intrinsèque du monde per se.

· Exemple : la « Transsexualité » (objet de pensée) est une « Maladie mentale » (prédicat de pensée).

· Ces prédicats de pensée sont subjectivement conçus comme étant des descriptions factuelles, objectives et neutres d’objets, de propriétés de ces objets et de relations entre eux, préexistant ontologiquement et réellement dans le « monde physique » ; alors qu’ils ne sont que des constructions cognitives individuelles, culturelles et anthropologiques décrétant leur existence.


Les jugements sont des entités cognitives « morales »

· Les stoïciens se focalisent sur des « méta- » catégories de pensée bien particulières : les jugements moraux plaqués sur les choses décrétant ipso facto de leur caractéristique de « mal » (κακος, kakos) ou de « bien » (αγαθος, agathos) pour moi.

· « Mal » et « bien » et, par extension, leurs catégories de pensée dérivées : « insulte », « humiliation » (catégories de pensée type argument), « gratifiant », « dramatique », « anormal », « beau », « laid », « atroce », « épouvantable », « terrifiant », « à craindre », « grave », « insultant » (catégories de pensée de type prédicat et de sous-type propriété), « plus intelligent que » (catégorie de pensée de type prédicat et de sous-type relation).


Les jugements sont l’opérateur cognitif de la construction de la souffrance psychologique

· Pour les stoïciens, la souffrance (παθεια, pathéia) psychologique est le fruit de jugements de valeur, tenus pour ontologiquement vrais, décrétant arbitrairement de l’existence de « maux » (à impérativement empêcher, obligatoirement sources de mal-être) et de « biens » (à impérativement obtenir, sources indispensables du bien-être).

· Épictète n’a de cesse de nous le répéter : « ce ne sont pas les choses qui nous troublent mais le jugement que nous portons à leur endroit » (Manuel, X).

· Ainsi, la paix (ευροια, euroia) psychologique, apanage du sage stoïcien, est rendue possible par le désassujettissement aux jugements de valeur et aux illusions dont ils sont le vecteur : « supprime ton jugement » nous répète Marc-Aurèle (Pensées, VIII, 40).


Michael PICHAT

Docteur & maître de conférences des universités,

fondateur du Cabinet Chrysippe (chrysippe.org)

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